Analyse et performance de la data, regard croisé entre la course au large et le transport maritime – suite audrey, 5 mars 20255 mars 2025 Pour son neuvième Sailing Café, organisé le 30 janvier, Bretagne Développement Innovation a réuni un quatuor d’ingénieurs pour échanger autour de la data : Wilfrid Bolinois, responsable déploiement technologique chez Predict; Maxime Dupuy, route optimization specialist chez D-ICE Engineering ; Clément Durraffourg, responsable données & performance chez Team Banque Populaire ; et Olivier Douillard, Design Office Engineer chez Northsails. Replay à retrouver ici. N’ayant pas eu le temps de répondre à toutes les questions posées durant le webinaire, les intervenants se sont prêtés à l’exercice de l’interview. Voici leurs réponses : Dans quelle mesure l’analyse des données (comportement/perf) du bateau peut remettre en cause les choix d’architecture ? Clément Duraffourg : L’analyse des données de navigation peut mettre en évidence certains comportements, réglages, chargements, permettant aux architectes et aux calculateurs structure de recaler leurs modèles numériques (VPP/simulateurs/cas de chargements/…). La donnée fait progresser techniquement et scientifiquement l’écosystème en apportant des précisions, des informations chiffrées. Ces informations précises complètent l’appréciation humaine, les sensations partagées par les skippers. Ce processus d’échange a une portée long terme mais aussi court terme car il peut participer à la construction de cahier des charges de nouveaux appendices pour un Team par exemple. Olivier Douillard : Les données vont apporter une base de référence qui va permettre de confronter les modèles théoriques. Dans le cas d’un bateau neuf, les hypothèses de départ seront mises à jour en fonction des données mesurées. Il peut s’agir des cas de chargement ou de dimensionnement des pics dynamiques. Des éléments importants comme l’angle de barre ou la dérive (même si cette dernière est difficilement mesurable en absolu) vont permettre de mieux comprendre l’équilibre et le fonctionnement réel du bateau. Comment arrivez-vous à gérer le grand nombre de paramètres existants (réglages et conditions mer/vent) et visualiser les résultats ? Quels types d’outils utilisez-vous ? Clément Duraffourg : Une grande partie de notre travail consiste à faire le tri parmi les données, les associer aux bonnes conditions de vent et de mer. Les stratégies sont diverses en fonction des équipes et des skippers. Il faut ensuite cerner “qu’est-ce qui implique quoi?”. La science de la mécanique du voilier nous y autorise, ou en tout cas nous permet d’essayer d’associer les bonnes causes aux bonnes conséquences. Il n’y a pas de vérité absolue, c’est pourtant notre quête vaine. Différents outils nous permettent de faire ce travail. Il n’y en a pas un unique. Pour chaque type d’étude, on peut avoir recours à des logiciels différents. Sur étagère, des logiciels d’analyse de performance spécifiques (la suite “Sailing Performance” par exemple), ou des logiciels de traitement de données classiques que l’on retrouve dans tous les domaines techniques et scientifiques (Matlab ou autre…). Puis nous développons des solutions d’analyse en interne, qui correspondent à nos besoins spécifiques. Wilfrid Bolinois : Pour l’analyse des données, nous utilisons notre produit maison “KASEM” qui constitue une plateforme data et facilite considérablement la mise en cohérence les données acquises de sources temps-réel, de batches de données, ou via des API. Dans notre processus métier, la première étape consiste à disposer de l’ensemble des données sur un même référentiel temporel. Dans un second temps, sur la base de connaissances et expériences propres et celle de nos clients, nous définissons les indicateurs que nous allons mettre en place et élaborons les algorithmes associés. Par la suite nous définissons les restitutions les plus adaptées pour afficher les résultats et corréler les données qui ont le plus de sens pour l’analyse de la performance. Olivier Douillard : C’est un enjeu qui est commun à toutes les industries, d’extraire l’information la plus pertinente et la rendre disponible et compréhensible par les bonnes personnes. Pour gérer l’ensemble des paramètres, il est nécessaire de s’appuyer sur la détection d’évènements. Il est important d’enregistrer le maximum d’élément de contexte qui permettront de comprendre ses évènements. Il est aussi intéressant de développer un ensemble d’indice “métier” qui représentent des comportements du bateau (perf, stabilité, dynamique, équilibre, consommation, …) ou des éléments de compréhension dont l’équipe a besoin. En suivant l’évolution de ces indices, cela permettra de développer la connaissance du système (bateau, navire). C’est une analyse descendante à partir de la détection d’évènements. Quels sont les critères de performance utilisés pour l’analyse de la concurrence ? Clément Duraffourg : Nous n’avons pas accès aux données de nos concurrents. Cependant, naviguer à leurs côtés nous permet d’avoir accès aux données principales par l’AIS (position, vitesse) ; par ailleurs, comme le grand, public nous observons les cartographies des courses, nous observons leurs vitesses, trajectoires, leurs configurations de voile, etc… Nous n’avons accès à rien d’autre que les données publiques, mais nous les observons peut-être plus finement. Quelles sont les fréquences d’enregistrement typique à bord de voiliers de course type BP11, quel volume de donnée (To) cela représente sur un tour du monde ? Les données sont-elles stockées à bord ou téléversées dès qu’il y a une liaison satellite fiable ? Clément Duraffourg : Les fréquences d’enregistrement sont au minimum de 10Hz (10 données par seconde) sur les voiliers équipés de capteurs en fibre optique et/ou voiliers aux dynamiques importantes, afin de pouvoir accéder à une donnée de qualité, suffisamment échantillonnée pour être enrichissante. Sur un voilier plus standard ou un voilier ayant des comportements dynamiques moins importants, une fréquence de 10Hz n’a pas d’utilité. 1hz sera largement suffisant. Pour des raisons évidentes de stockage de données (et son impact environnemental), il faut veiller à ne pas générer de la data qui ne sert à rien au fond d’un serveur. Les données sont stockées à bord du bateau (équivalent “boite noire”) puis téléchargées à l’arrivée à quai. Une partie seulement des données sont envoyées à terre pendant la navigation, à basse fréquence, pour le suivi du bateau, assurer sa sécurité, et informer les routeurs des réglages et conditions du moment. Olivier Douillard : Comme le souligne Clément, la haute fréquence génère de manière exponentielle un volume important de données qui complexifie la gestion des données. Le traitement par détection d’évènements de la haute fréquence permet de ne pas perdre l’information contenue dans les données en s’affranchissant des problématiques de manipulation et de transmissions de gros volume de données. On peut ainsi traiter des fréquences à 100 Hz en temps réel et transmettre de l’information à 1Hz. Compte tenu des enjeux humains et financiers, les assureurs ont-ils le pouvoir d’accéder aux données enregistrées en cas d’incidents ? Cette potentielle demande aiderait elle à fiabiliser les navires ? Clément Duraffourg : Les assureurs ne peuvent pas accéder à ces données. Cependant, l’armateur peut choisir d’en fournir à l’assureur pour justifier de quoi que ce soit. Olivier Douillard : On touche à la notion de propriété de la donnée et de sa diffusion. Il n’y a pas de règles à ma connaissance aujourd’hui. Est-il envisageable d’intégrer la correction de réponse de anémomètres à bord ? Olivier Douillard : Concernant les capteurs de vent, il y a des tables de corrections paramétrables depuis les centrales de navigation embarquées. A la vue de l’ensemble de ces systèmes développés, à quand le navire commercial autonome (et non marchand) à l’instar des évolutions dans le domaine automobile ? Clément Duraffourg : Un navire quel qu’il soit, a besoin d’un équipage SUR PLACE pour jauger de la pertinence des décisions potentiellement prises depuis l’extérieur (par l’homme ou par une machine). Rien ne vaut l’appréciation humaine. Des drones marins peuvent le faire, mais il ne leur incombe aucune responsabilité de transport de marchandises ou autre. Wilfrid Bolinois : dans les projets de R&D sur lesquels nous sommes en contact, le navire autonome est toujours à l’état de concept. Il se pourrait bien que l’aboutissement au navire autonome passe par différents grades de maturité, un peu comme le secteur automobile, peut-être 5 ou plus dans lesquels 1. Le navire est piloté à distance. 2. Le navire est déjà en capacité de manœuvrer sur une route prédéfinie avec ajustement de trajectoire en cas d’obstacles, avec sollicitation de l’humain en cas de manœuvres délicates. 3. Le navire est capable de proposer des scénarios de reconfiguration lorsque des éléments impactent sa sécurité et sa performance, scenarios validés par l’humain. 4. Reconfiguration automatique du navire dans 80% des situations impactant sa sécurité et performance. 5. Reconfiguration de 95% de situations. Dans le transport, quels sont les pourcentages de gain estimés grâce à la collecte et à l’analyse de données ? En temps de trajet? En consommation ? Olivier Douillard : Il y a aujourd’hui une grande disparité entre des gains estimés et une réalité terrain qui commencent à apporter des chiffres. Cela dépend essentiellement du type de propulsion et des contraintes imposées sur la route en particulier l’ETA. Difficiles de répondre objectivement. Est-ce réaliste d’imaginer une plateforme de donnée « open-source » afin de faire évoluer le milieu global, ou est-ce trop sensible stratégiquement ? Wilfrid Bolinois : sur le moyen terme il est réaliste d’imaginer une plateforme de données open source sur un périmètre délimité. Aujourd’hui, la base Copernicus permet déjà de fournir pas mal de données sur les conditions environnementales obtenues sur plusieurs zonages géographiques en Open source. Avec des incitations financières et une simplification d’installation de matériels, les armateurs pourraient être tenté de participer à contribuer à cette plateforme, an ayant le choix des données qu’ils mettraient à disposition. Les données sont-elles interopérables ? Wilfrid Bolinois : Bon nombre de plateformes data apportent un service d’interopérabilité, avec des interfaces standardisées et avec un effort réduit de décommutation des données partagées. Dans notre cas, nous sommes souvent amenés à interfacer des sources de données issues d’abonnement à de services Météo, des ERP type GMAO, des superviseurs, d’autres plateformes data. C’est un cas assez courant. Quels sont les freins a la réalisation de cette mise en commun des données accessible à tous les acteurs ? Wilfrid Bolinois : Un modèle d’affaire incitatif est à trouver pour que les armateurs ou affréteurs trouvent un intérêt à partager cette donnée, un cadre règlementaire, ainsi qu’une organisation de la surveillance seront nécessaires. Olivier Douillard : La donnée devient une valeur donc un levier économique …. Derrière BigData et IA, vous y mettez quoi ? Clément Duraffourg : BigData = comprendre et digérer facilement des grandes quantités de données. Dans notre domaine, on peut imaginer des outils qui aident, mais nous aurons toujours besoin de l’appréciation humaine, du regard critique, des sensations des navigants,… Quant à l’IA, nous commençons à voir émerger quelques projets techniques nourris par de l’intelligence artificielle (et donc des données de navigation), mais c’est un outil comme un autre, il doit apporter de la puissance de calcul, gagner du temps de calcul, mais il ne remplace en aucun cas l’intelligence humaine. Wilfrid Bolinois : Big Data se traduit par la capacité de traiter des données massives, de plusieurs sources et de plusieurs structures souvent très hétérogènes reçues en continu ou par flots. Et souvent l’être humain a besoin d’outils puissants pour l’aider dans cette tâche pour résoudre ses cas d’usage d’excellence opérationnelle, et c’est là que l’IA intervient. Dans le cadre du transport maritime avec des enjeux de décarbonation, nous mettons à profits des techniques de l’IA notamment pour accélérer l’analyse de la donnée l’identification de mode de fonctionnement, la détection de situations/signatures anormales, l’apport de conseils. Dans notre processus, l’IA ne fait pas tout, il est nécessaire de la conduire par exemple par préparation de la donnée, par formalisation d’algorithmes de classification, par des premières labellisations pour que l’IA nous apporte les résultats attendus. Olivier Douillard : Je rejoins les réponses précédentes et j’ajouterai. l’IA doit nous amener une lecture plus rapide des informations cachées dans un jeu de données. L’objectif est à mon sens de mieux nourrir les équipes pour développer plus rapidement une meilleure connaissance du fonctionnement des bateaux pour optimiser la fiabilité et la performance vélique et énergétique. Comment vous assurer de la validité/justesse de la donnée ? Clément Duraffourg : Bien choisir son capteur, bien le calibrer, et le surveiller. Wilfrid Bolinois : Dans le cadre de la mise à disposition de la collecte des données pour le transport maritime, nous avons une phase de vérification de la donnée visant à 1. Vérifier la continuité de l’ensemble des données d’une source, l’évolution de cette donnée dans une plage de valeurs qui a du sens physique, que l’échantillonnage est suffisant. Il arrive également de compléter ces vérifications avec des test et contrôles complémentaires comme des corrélations de plusieurs données avec des équations physiques connues. De quels autres industries/systèmes vous vous inspirez ? Clément Duraffourg : industrie générale, et sport automobile pour les systèmes d’acquisition/capteurs. Wilfrid Bolinois : Nos technologies et approches sont agnostiques ce qui fait que nous sommes au contact notamment des industries de la production de pièces de précision, de l’électricité, du retraitement du combustible nucléaire, de l’extraction minière du MCO des navires, en plus du navire lui-même. Toutes ces industries sont source d’inspiration et d’amélioration des technologies que nous proposons. Olivier Douillard : l’industrie en générale pour la partie maintenance industrielle Quels conseils donneriez-vous à un armateur (vélique ou non vélique) ? Une écurie de course au large (grosse ou petite) ? Clément Duraffourg : bien définir ses objectifs d’analyse et d’utilisation des données, et surtout que ces derniers soient cohérents avec les moyens humains et techniques mis à disposition pour exploiter les données. Dans notre domaine métier, il n’y a rien de pire que des données générées que jamais personne ne pourra exploiter faute de temps et/ou de moyens (ou d’intérêt. Olivier Douillard : A la suite de Clément, bien définir ses questions, sa problématique pour mettre en place des outils cohérents. Analyser des données demande une certaine rigueur qui rentre dans une méthode. Donc cela veut dire définir une méthode et l’appliquer à chaque navigation. Un élément important est de valoriser tout ce qui est appris à travers l’analyse d’une donnée. Le partager avec l’ensemble de l’équipe pour développer une stratégie de la donnée auprès du plus grand nombre. Cela aura aussi l’effet d’améliorer la qualité de la donnée par la sensibilisation des acteurs. Comment automatisez vous le traitement des données ? Wilfrid Bolinois : Les traitements des données sont effectivement automatisés dans les technologies que nous mettons en œuvre, notamment la plateforme KASEM qui intègre des concepts de séquences de traitements. Une bonne pratique consiste à structurer les traitements pour les rendre duplicables sur d’autres équipements, d’autres systèmes, d’autres navires pour des déploiements à grande échelle. Est-ce que vous utilisez des outils « sur étagère » pour cela ? Wilfrid Bolinois : Oui, Voir question précédente. Est-ce que vous voyez des synergies entre la course au large et le maritime ? Clément Duraffourg : Les enjeux finaux sont différents : performance sportive d’une part, et efficacité énergétique et financière d’autre part. Cependant les moyens pour y parvenir peuvent être proches. L’environnement marin est exigeant pour tous, les technologies de télécommunications sont identiques dans les 2 domaines. De l’installation des capteurs à l’exploitation des données, un travail similaire peut être réalisé. Ainsi, des synergies peuvent se développer entre les 2 domaines, pour partager l’expérience, les forces… il n’y a pas de concurrence, alors inspirons-nous les uns les autres ! Oilivier Douillard : Il y a deux aspects dans le maritime avec le fonctionnement navire et la partie vélique. Si on parle de performance énergétique, il apparait la notion de stratégie dans les choix de route et de régime (ou configuration de voiles). Dans ce domaine, la course au large est 100 % dans sa problématique et l’échange avec les nouvelles pratiques du monde maritime ne peut être que bénéfique. D’un autre côté la maintenance industrielle peut apporter beaucoup aux équipes de courses au large. Non classé